Contexte, positionnement et objectif(s) de la proposition
a. Objectifs et hypothèses de recherche
Le Muséum de Toulouse regroupe 2,5 millions de pièces incluant des collections dites d’ethnographie constituées depuis le XIXe siècle, comme pour la plupart des muséums, musées d’ethnographie, musées d’art ou musées de société, dans des dynamiques coloniales puis postcoloniales. Leur gestion actuelle par le biais de bases de données produit des sortes de doubles numériques représentant une possible mise en circulation virtuelle qui soulève de nombreuses questions : techniques (éditorialisation des contenus, de la sécurité et de l’interopérabilité des données), juridiques (propriété intellectuelle, droits à l’image, droits culturels, etc.), éthiques (accessibilité, justice épistémique, protection des données personnelles) et politiques (contexte de restitutions, diplomatie culturelle, revendications patrimoniales).
Dans le paysage muséal, le traitement de l’héritage colonial et la question des restitutions de biens culturels ont suscité des débats et des prises de position recomposant les relations entre les institutions détentrices d’objets et les communautés d'origine. L’appel à une mise en ligne « radicale» des collections (Sarr & Savoy 2018) a suscité une levée de boucliers plaidant pour une diffusion «en concertation» (Pavis & Wallace 2019). Si les recherches sur les provenances sont en essor, les enjeux posés par la diffusion numérique de patrimoines culturels dits “sensibles” (ICOM 2017) sont peu traités en sciences humaines et sociales. De l’éditorialisation à l’accessibilité, ces « mises en ligne patrimoniales » interrogent : comment diffuser et protéger à la fois ? Comment aboutir à des accords impliquant de nombreux partenaires, individus comme personnes morales (collectifs ad hoc, institutions, États, etc.), du local à l’international ? Pour y répondre, MIL-PAT est doté d’un consortium pluriel à même d’opérer à différentes échelles et à divers niveaux (sur des terrains, sur des collections, sur des réseaux internationaux) avec les équipements intellectuels nécessaires : anthropologie sociale et culturelle ; droit du patrimoine culturel ; conservation du patrimoine ; traitement, éditorialisation et médiation numérique.
Indépendamment de la singularité des fonds conservés, le Muséum de Toulouse expose un enchevêtrement d’intentions et de verrous représentatifs de l’écosystème professionnel dans lequel il s’intègre. Beaucoup d’institutions se confrontent à des héritages techniques et politiques alliés à des dispositifs hétérogènes tout en étant rattrapées par les évolutions juridiques et éthiques. Au Muséum, la mise en ligne passe par les deux bases de données que sont MicroMusée (outil verrouillé utilisé par de nombreux musées en France) et Keepeek (outil collaboratif acquis par Toulouse Métropole pour les musées de la ville). N’étant pas interopérables, elles construisent ou renforcent une séparation des fonds : MicroMusée, utilisé par le service Conservation, traite des artefacts alors que Keepeek, alloué à la Photothèque du service Documentation et Bibliothèque, traite des fonds multimédias incluant une majorité de photographies. Souvent délaissés des études muséales au profit des fonds matériels, MIL-PAT s’intéresse à ces fonds numérisés et/ou né-numériques pour leur potentiel de circulation dû à leur format d’une part mais aussi à leur régime ambivalent entre statut patrimonial et statut documentaire.
Il s’agit d’analyser trois types de situations contrastés correspondant à trois collections : 1) une situation coloniale et post-coloniale illustrée par des fonds constitués entre 1877 et 1936 documentant la Nouvelle-Calédonie, territoire avec lequel les relations restent complexes ; 2) une situation post-coloniale marquée par un temps fort de décolonisation, illustrée par des fonds formant une collection « Madagascar » longtemps passée inaperçue au sein de l’institution ; 3) une situation sans colonisation directe mais où l’influence intellectuelle française a été et demeure forte, illustrée par des fonds multimédias produits lors de l’enquête-collecte menée en partenariat dans le Brésil Central (2010-2017). Si d’autres cas auraient pu, au Muséum comme ailleurs, illustrer ces types de situations (sans épuiser la diversité des dominations issues de la colonisation), les fonds retenus sont l’objet d’actuelles revendications et invitations au partage. Alors que le « Patrimoine Kanak Dispersé » est soumis à l’attention internationale,
le fonds Mesplé est saisi par le souhait d’un ayant-droit d’être transféré au Musée de Nouvelle-Calédonie.
En écho avec les demandes de restitutions à Madagascar, les fonds malgaches s’inscrivent dans la mise en ligne d’une plateforme nationale servant à s’en saisir par le ministère de la Culture et l’INHA). Le fonds contemporain du Brésil a été constitué avec six communautés-sources pour réinterroger les fonds anciens et documenter les enjeux actuels en relayant leur point de vue (Nahum-Claudel, Petesch & Yvinec 2017). L’enjeu était de sortir l’enrichissement des collections d’une logique de spéculation marchande en faveur d’une politique d’échange. Cette démarche, reprise notamment au Musée des Confluences, est sujette aux évolutions récentes prises par la perspective décoloniale affinant et repensant les questions éthiques et
juridiques.
Ces trois situations contrastées nourrissent notre hypothèse de recherche : reposant sur une approche « matérielle-sémiotique » (Law 2009), elle soutient l’idée que les enjeux de restitutions et de retours sont aussi ceux d’ouverture, d’accessibilité, de partage et de valorisation à prendre en compte dès les phases techniques d’enregistrement, de classement, d’indexation et de maintenance numérique. Il ne s’agit pas de réduire une mise en ligne patrimoniale à une opération technique ayant des conséquences politiques ou éthiques. Les questions politiques, éthiques, culturelles et cognitives sont présentes au cœur des processus techniques : nommer, photographier, décrire, éditer, donner accès. Si chaque mise en ligne doit être faite distinctement, jusqu’où cette diversité de situations géopolitiques et sociales impacte-t-elle les protocoles techniques ? Comment négocier dans les pratiques les effets profonds de cette diversité et le besoin institutionnel de rationaliser, d’uniformiser et de standardiser certains processus pour rendre des données comparables et interopérables ? Telles sont les questions auxquelles MIL-PAT aura à répondre.
Le projet compte reconstruire les écosystèmes complets de ces fonds matériels et immatériels en rassemblant les archives et documents liés tout en effectuant des enquêtes auprès des acteurs qui ont gravité autour de leur constitution (ou leurs descendants). La démarche se veut collaborative : il s’agit non seulement d’obtenir un « consentement » mais d’échanger avec les communautés d’origine et leurs représentants sur l’ensemble du processus et de le co-construire. Les missions de terrains, pour chacune des situations envisagées, sont nécessaires et forment le creuset de la démarche soucieuse de justice épistémique, d’éthique, de diffusion appropriée et de règles juridiques. Un travail d’ethnographie numérique prendra place autour du traitement, de l’éditorialisation et de la mise en récit des données recueillies dans cette dynamique inclusive essentielle (et attestée par le succès des plateformes participatives dans le secteur du patrimoine culturel). Des travaux précédents (Vapnarsky 2020 ; Sauret &
Severo 2023) ont montré l’importance d’inclure les communautés et les ayants-droits dans la réflexion autour des choix matériels de la mise en partage numérique, de créer des protocoles sociotechniques inclusifs à travers la mise en place de démarches de travail collaboratif dans le cadre de mission de terrains, de focus groupes et d’espaces numériques privés et/ou publics de débat.
Dès lors, MIL-PAT entend : (1) explorer les dimensions politiques, juridiques et éthiques de pratiques liées à l’éditorialisation et à la valorisation numérique des patrimoines sensibles, (2) montrer les ressorts techniques qui permettent de lever des verrous politiques, juridiques et éthiques et (3) proposer un protocole collaboratif reproductible de mise en ligne patrimoniale s’appuyant sur les deux objectifs précédents et prenant en compte la diversité des situations géopolitiques. Dans un contexte de débats croissants et de processus de restitutions, l'accessibilité des données liées aux collections muséales issues de contextes colonial et post-colonial est un point central à réfléchir. Il s'agit de collecter des données, en lien avec les pays et communautés de provenance, et de les diffuser par le biais numérique en prenant en compte les aspects juridiques, éthiques, culturels et sociétaux qu’elles soulèvent. Recherche fondamentale fondée sur une hypothèse forte (l’éthico-politique s’immisce au niveau technico-matériel, non comme un guide mais comme un rouage), MIL-PAT ambitionne d’agir en aidant à la réappropriation culturelle par l’accessibilité la plus juste. La démarche tend à être exportable et reproductible pour renforcer davantage les ponts entre sociétés d’origine et établissements de conservation actuels, au bénéfice de tous les publics.